Le week-end dernier a été très spécial pour Siham, 45 ans, et ses cinq enfants, qui habitent dans le village de Bil’in en Cisjordanie et qui ont franchi la barrière de séparation et qui sont allés à la plage de Jaffa.
"Mes enfants n’avaient jamais vu la mer – en ce qui les concerne c’était comme s’ils étaient venus voir l’attraction la plus importante du monde », déclare Siham. « Toucher l’eau salée et jouer dans le sable a été le divertissement le plus rêvé et le moins cher que j’aurais pu offrir à mes enfants ».
Le récit de Siham est l’une des milliers d’histoires de ce type, de Palestiniens, adultes et enfants pareillement, qui ont été autorisés à franchir la barrière de séparation et à se rendre au cours de la semaine dernière sur les plages d’Israël. Toute personne venant à la plage au cours du week-end ne pouvait que remarquer les familles palestiniennes, en particulier à Jaffa, mais aussi à Herzliya, à Haïfa et sur d’autres plages.
L’Israélien moyen n’aurait pas pu dire si telle ou telle famille arabe venait de Naplouse ou de Tulkarem en Cisjordanie ou de Umm al-Fahm ou Kafr Qasem en Israël, mais un oeil attentif aurait pu dire que les Palestiniens étaient différents, des gens pour qui aller à la plage est en rare plaisir et pour qui arriver là-bas avait impliqué quelques difficultés. « Nous sommes allés à Kafr Biddu et comme beaucoup d’autres nous avons franchi la barrière par une ouverture – pas un point de contrôle ou quelque chose de ce genre, juste une ouverture dans la clôture (de séparation) », a explique Inas, mère de trois enfants qui est venue à Jaffa. « Du côté israélien il y a avait un bus qui nous attendait – j’ai payé 30 shekels (près de 7,5 €) et nous sommes allés à Jaffa. Il n’y avait rien de menaçant. J’ai été surprise quand j’ai vu les (soldats) Juifs qui nous regardaient sans du tout nous embêter. »
« Ils nous ont juste dit d’apporter seulement un masque et de quoi manger », dit-elle en parlant des chauffeurs qui attendaient du côté israélien. « Nous n’avons pas été à la plage depuis des années, et certainement pas les petits enfants. Mon mari et moi avons pu y aller il y a des années, mais les gosses attendaient ce moment. Le coronavirus nous a tous mis dans une situation financière difficile et apparemment l’économie israélienne a maintenant besoin de nous. A Ramallah aucun des parcs, aucune des piscines ou pas même le zoo n’était ouvert. Savez-vous combien ça coûte à Jéricho pour accéder à la piscine d’un hôtel ? Qui a de l’argent, alors qu’est-ce qui pourrait être mieux que la mer ? »
La présence des familles palestiniennes à la plage en Israël a été un sujet de débat en Cisjordanie, en soulevant de nombreuses questions. Ceci a-t-il été un geste spontané, ou un geste de protestation de la population contre l’Autorité Palestinienne, qui essaie de limiter les déplacements et d’empêcher les regroupements dans le cadre de son combat contre le coronavirus ? D’autre part, pourquoi Israël a-t-il fermé les yeux et laissé des milliers de gens passer par des brèches aléatoires dans la barrière sans aucune supervision ou inspection ?
Après l’Aïd al-Adha, qui a eu lieu à-cheval sur le week-end précédent, quelques Palestiniens ont réussi à franchir la clôture et à atteindre Jaffa. Ce week-end dernier, leur nombre a considérablement augmenté.
Les Forces de Défense Israéliennes ont refusé tout commentaire.
Un habitant de la région de Naplouse qui a été impliqué dans l’organisation des trajets en bus vers la plage de Jaffa a déclaré qu’il n’a pas coordonné les voyages avec quelque entité palestinienne ou israélienne que ce soit. « Les gens en ont tout simplement marre et voulaient aller à la plage », a-t-il déclaré. « Le gouvernement palestinien impose des fermetures et Israël est apparemment intéressé à accueillir des milliers de Palestiniens pour prouver à l’AP qu’elle ne contrôle rien du tout. Le fait est que des milliers de personnes ont choisi de tout défier et d’y aller, et il y a toujours quelqu’un qui prend le rôle d’organisateur ou de responsable qui aide les gens à atteindre leur destination ».
Beaucoup de gens nous ont précisé que les brèches dans la barrière, près de Far’un, de Biddu et de Shuweika, sont un secret de Polichinelle ; les gens ne font que venir et traverser. Araf Sha’aban, habitant de Jénine qui a organisé les trajets en bus vers les plages de Jaffa et Herzliya, nous a expliqué comment cela fonctionne.
« On fait de la publicité sur les médias sociaux et le gens s’inscrivent ; puis on fait venir un bus ou un minibus vers une ouverture dans la barrière, et les gens y vont, traversent et de l’autre côté un bus attend qui les emmène à la plage et les ramène ensuite. Le prix est de 150 shekels (environ 37 €) par personne faisant partie d’une famille », explique Sha’aban, qui n’a exprimé aucune inquiétude d’être arrêté par l’armée.
« Des retards ? Dans de nombreux cas elle a aidé les gens à traverser ou leur a ouvert la porte », dit-il . « En vérité, les soldats ont vu aussi que c’était des familles portant des anneaux de flottaison, des ballons de plage et des paniers de nourriture, et non des grenades ».
D’autres personnes ont dit à Haaretz que l’attitude des forces de sécurité était surprenante. « Nous avons vu les jeeps de l’armée, mais nous n’avons ressenti aucune menace ; au contraire, dans la soirée, quand nous sommes revenus et qu’il faisait sombre, elles ont allumé les lumières de façon que nous ne rations pas l’ouverture dans la barrière ».
A Jaffa-même, beaucoup d’habitants ont dit qu’il n’y avait aucune impression de menace. En fait, il y avait ceux qui reconnaissaient la présence des visiteurs et ouvraient les kiosques, parmi lesquels des commerçants venus de Jérusalem-Est.
Un habitant de Cisjordanie qui est venu avec une femme âgée et qui ne voulait pas donner son propre nom a déclaré, « Je ne sais pas comment Israël considère ceci, mais en ce qui me concerne, ces plages sont les plages de Palestine. Nous sommes donc sur la plage avec ou sans permission. Ils ont fermé les yeux ou n’ont rien imposé ; qui s’en soucie. Le fait est que nous sommes arrivés ici et que cela a été sympa ».
L’AP ne s’est pas prononcé contre ces déplacements mais certains les ont considéré comme un pierre lancée par Israël dans le jardin de l’AP. « Ils veulent nous prouver qu’avec ou sans coordination, ils laissent entrer les civils, même au risque d’une flambée du coronavirus, même s’ils savaient à l’avance que les Palestiniens ne se mélangeraient pas aux Israéliens », a déclaré un haut responsable palestinien. « Qui plus est, au lieu de Palestiniens passant leurs loisirs en Cisjordanie et y dépensant leur argent, ils ont préféré qu’ils aient de l’argent à dépenser en Israël et non en Cisjordanie, même si nous ne parlons pas de sommes importantes ».
Les restrictions liées au coronavirus continuent en Cisjordanie dans le cadre de l’état d’urgence déclaré par l’AP, mais beaucoup de gens disent maintenant que maintenir la fermeture des principaux lieux de loisirs ne sert à rien si des milliers de gens vont en Israël et reviennent.
Près du point de contrôle de Meitar il y a une autre brèche dans la clôture par laquelle peuvent passer quatre personnes à la fois. Au bord de la route qui mène du point de passage aux Collines au Sud d’Hébron, des voitures s’arrêtent toutes les deux minutes et des hommes et des garçons en descendent en portant des paquets et des valises. L’un d’eux, âgé de 16 ans, a déclaré qu’il franchissait la barrière pour chercher du travail, depuis que le coronavirus a entraîné la suppression de la plupart des lieux de travail dans la région de Hébron.
Un autre homme a raconté qu’il avait travaillé en Israël, mais que lorsque l’AP a arrêté toute coordination avec Israël, il n’a pas pu continuer. Il a traversé avec son plus jeune enfant. « Les soldats s’en moquent, après tout, ils pourraient arrêter ceci en une minute », a dit l’un d’eux.
De l’autre côté de la barrière il y a des voitures qui attendent, la plupart de celles-ci conduites par des Arabes israéliens, pour les emmener, les Palestiniens, vers leur destination. Certains d’entre eux attendent du côté palestinien de la barrière, à la vue de tous. « Un type veut seulement travailler ; s’il n’y a pas d’argent, on trouve un moyen de travailler », a dit l’un d’eux.
Un jeune branché, portant seulement un petit sac, a déclaré qu’il avait franchi la barrière pour prendre du bon temps. « De l’autre côté ils nous emmènent à Be’er Sheva et de là nous continuerons, peut-être que nous arriverons à Jaffa », a-t-il dit, avant de traverser par l’ouverture.
Sur la route, une Juive du coin a arrêté sa voiture pour regarder ce qui se passe. « C’est dingue », dit-elle. « Tous les jours je les vois sortir en nombre et je l’ai même signalé à quelques reprise et personne ne s’en soucie ». Un Palestinien âgé qui travaille à Jaffa dans le bâtiment s’est arrêté à côté d’elle et à commencé à discuter avec elle.
« Savez-vous comment je vis ? Savez-vous que j’ai un petit-fils qui est malade et nous n’avons d’argent pour ses soins ? » dit-il avec colère.
« Mais c’est une frontière », a-t-elle répondu.
« Pour moi, ce n’est pas une frontière », a-t-il déclaré, et il a continué son chemin.
Traduit de l’anglais par Yves Jardin, membre du GT prisonniers de l’AFPS